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Le professeur Bier, chirurgien de réputation mondiale, enseignait alors à Berlin. Ce maître illustre, chargé de tous les honneurs officiels, s’informait pourtant avec passion des techniques médicales que la Faculté tenait alors pour peu orthodoxes : chiropraxie, homéopathie, acupuncture et, tout spécialement, massage.
Quand le professeur Bier sut que l’un de ses élèves était confirmé dans le massage finnois, il le distingua, l’admit dans sa familiarité et, un jour, lui dit :
— Venez dîner à la maison, ce soir. Je vous ferai connaître quelqu’un qui vous intéressera.
Quand Kersten pénétra dans les grandes pièces brillamment éclairées, il aperçut auprès de son maître un vieux petit monsieur chinois, dont le visage tout haché de menues rides n’arrêtait pas de sourire au-dessus d’une barbe rare, rêche et grise.
— Voici le docteur Kô, dit à Kersten le professeur Bier.
La voix du grand chirurgien avait eu, pour prononcer ce nom, un accent qui surprit Kersten par sa déférence, sa révérence. Le docteur Kô ne fit rien, ne dit rien, au début tout au moins, qui pût justifier cette intonation. Le professeur Bier mena presque entièrement l’entretien. Le frêle vieillard chinois se bornait à hocher la tête par brèves et rapides secousses de politesse et à sourire sans fin. De temps à autre, les petits yeux noirs, agiles, mobiles et brillants à l’extrême arrêtaient, pour un instant, leur va-et-vient dans la fente des paupières bridées pour considérer Kersten avec une intensité singulière. Après quoi, rides, sourires et prunelles reprenaient leur jeu aimable et vif.
Soudain, du ton le plus uni, le docteur Kô conta son histoire au jeune homme.
Il était né en Chine, mais avait grandi dans l’enceinte d’un monastère au nord-est du Tibet, il s’y était initié dès l’enfance, non seulement aux préceptes et aux traditions de la plus haute sagesse, mais encore aux sciences de guérison chinoise et tibétaine telles que les lamas-médecins les transmettaient d’âge en âge. En particulier, à l’art millénaire et subtil des masseurs. Lorsqu’il eut consacré vingt ans à ces études, le supérieur du monastère l’appela :
— Nous n’avons plus rien à t’enseigner de ce côté du monde, lui dit-il. Tu vas recevoir l’argent nécessaire pour vivre en Occident afin de t’instruire auprès des savants, là-bas.
Le lama-médecin gagna la Grande-Bretagne, s’inscrivit dans une Faculté, y passa le temps qu’il fallait pour obtenir le diplôme de docteur. Puis il commença d’exercer à Londres.
— J’ai traité mes malades par le massage tel qu’on l’enseigne là-haut, dans nos monastères tibétains, dit le docteur Kô. Ce n’est pas l’orgueil qui m’inspirait. Un lama, dans son initiation, se dépouille de toutes les vanités. Je pensais simplement que, dans la science d’Occident, je n’étais qu’un novice dépassé par tant et tant de docteurs excellents. Tandis que, seul, je possédais ici les moyens de guérir qui se pratiquent en Chine depuis la nuit des temps.
— Et le docteur Kô a fait des merveilles, dit le professeur Bier. Et ses confrères, naturellement, l’appelaient rebouteux. Alors je lui ai écrit et il a bien voulu nous faire l’honneur de venir travailler à Berlin sous ma garantie absolue.
Ces paroles firent une impression profonde sur Kersten. Un maître éminent entre tous, armé de la plus haute culture scientifique, montrait une confiance entière à ce petit magot jaune et ridé venu du Toit du Monde !
— J’ai parlé au docteur Kô de vos études en Finlande, reprit le professeur. Il a désiré vous connaître.
Le docteur Kô se leva, s’inclina, sourit et dit :
— Nous allons laisser notre hôte. Nous n’avons que trop abusé de son temps.
Le Tiergarten se trouvait dans le voisinage. Cette nuit-là, les promeneurs qui erraient à travers le grand parc semé de statues royales et de charmilles obscures virent, à la clarté des lampadaires, cheminer lentement, côte à côte, deux silhouettes contrastées : l’une, haute, massive et jeune, l’autre menue, vieillotte, chétive. C’étaient le docteur Kô et Félix Kersten. Le médecin-lama interrogeait sans répit l’étudiant. Il voulait tout savoir de lui : les origines, la famille, le caractère, les études et, surtout, ce que lui avaient enseigné ses maîtres en massage à Helsinki.
— Parfait, parfait, dit enfin le docteur Kô. Je n’habite pas loin. Allons bavarder encore un peu chez moi.
Quand ils furent dans son appartement, le docteur Kô se déshabilla très vite, s’étendit sur un divan et demanda à Kersten :
— Voudriez-vous me montrer votre science finnoise ?
Jamais le jeune homme ne s’appliqua autant que pour pétrir ce corps léger, jaunâtre, fragile et desséché. Quand il se redressa, il était très satisfait de lui-même.
Le docteur Kô remit ses vêtements, fixa sur Kersten le regard brillant et amical de ses yeux bridés et sourit.
— Mon jeune ami, dit-il, vous ne savez encore rien, absolument rien.
Il sourit et continua :
— Mais vous êtes celui que j’attends depuis trente ans. Selon mon horoscope établi quand je n’étais encore, au Tibet, qu’un novice, je devais rencontrer, dans l’année que voici, un jeune homme qui ne saurait rien et à qui je devrais tout enseigner. Je vous propose de vous prendre pour mon disciple.
C’était en 1922.
Les journaux commençaient à parler d’un illuminé délirant : Adolf Hitler. Et parmi ses séides les plus fanatiques, ils citaient un instituteur qui s’appelait Heinrich Himmler.
Mais ces noms n’avaient aucun intérêt, aucun sens pour Kersten qui découvrait, émerveillé, l’art du docteur Kô.